Quand on examine les rapports humains, à l’échelle familiale, locale, nationale ou mondiale, on y trouve deux conceptions qui semblent totalement opposées. Il y a celle qui insiste sur la justice et il y a celle qui insiste sur la miséricorde.
En effet, d’un côté on entend, par exemple, la voix du président de l’Ukraine, Volodymyr Zélinski : il proclame qu’il n’y aura pas de pitié pour les envahisseurs de son pays, qui frappent presque chaque jour des objectifs non militaires et font couler du sang innocent. Des propos semblables sont ceux des juges de la Cour internationale de La Haye, aux Pays-Bas : dans un passé relativement récent, ils ont condamné des responsables de massacres en Bosnie et, ces mois-ci, ils s’apprêtent à accuser le président de la Russie pour avoir déporté des enfants hors d’Ukraine en les arrachant à leurs parents.
D’un autre côté, on entend la voix du pape François : son mot-clé semble bien être celui de « miséricorde », un mot dont l’étymologie signifie « avoir un cœur ouvert à la misère d’autrui ». C’est ainsi que le pape parle fréquemment de la misère des pécheurs, des réfugiés, des migrants, des plus pauvres parmi les pauvres. À la suite du pape, beaucoup de gens qui ont du cœur emboîtent le pas, qu’ils soient catholiques, protestants, adeptes d’autres religions ou encore agnostiques ou athées. En fait, depuis les débuts de l’histoire d’Israël et depuis les premiers temps de l’Église, prophètes et autorités religieuses se sont préoccupés des miséreux.
La question épineuse qui se pose est donc : ces deux exigences – justice et miséricorde – sont-elles compatibles ? Et si oui, comment les concilier ?
Cette difficulté me rappelle la très belle encyclique du pape Paul VI, intitulée Evangelii nuntiandi (« annoncer l’Évangile »), publiée en 1975, que, tout de suite après, j’ai enseignée à l’Institut de pastorale des Dominicains, à Montréal. Cette encyclique soulignait notamment l’importance de la réconciliation. Par la suite, j’ai pris connaissance d’une réplique venant de théologiens d’Amérique latine – théologiens dits de la libération – qui étaient proches des pauvres : ils affirmaient qu’avant de pratiquer la miséricorde et de pardonner à ses ennemis, il importe d’abord de reconnaître qu’on a effectivement des ennemis. Autrement, la spiritualité de la réconciliation reste désincarnée, sans rapport avec les réalités socioéconomiques.
Revenons à notre problème. L’accent mis sur la justice et la réconciliation est illustré par notre première et notre troisième lecture de ce dimanche. Dans notre première lecture, nous avons entendu le Seigneur dire au prophète Ézéchiel : « Si tu avertis le méchant d’abandonner sa conduite, […] tu auras sauvé ta vie. » Et dans l’évangile de ce matin, Jésus recommande une démarche qui peut avoir jusqu’à trois temps. D’abord une rencontre avec « le frère » – c’est ainsi que Jésus nomme celui qui – je cite – « a commis un péché contre toi ». Ensuite essayer de régler l’affaire en présence d’une ou deux autres personnes. Et, en dernier ressort, recourir à « l’assemblée de l’Église ».
Un soir, à l’Université Saint-Paul, j’ai rencontré le père oblat Jean Monbourquette, et nous avons parlé de son livre dans lequel il était question d’un pardon en étapes. Ce livre, intitulé Comment pardonner ?, a été publié à 60,000 exemplaires et il ne fait aucun doute qu’il a beaucoup éclairé et aidé de nombreuses personnes.
Il me semble qu’on peut détailler des étapes de réconciliation de la façon suivante. La première étape consiste à prier pour recevoir de l’Esprit Saint la capacité de pardonner.
Une deuxième étape consiste à prendre la décision de ne pas se venger, car cela ne fait qu’empirer une situation. Par exemple, nous pouvons nuire à la réputation de l’individu qui nous a insultés en faisant connaître ses défauts, dans des conversations menées en son absence.
La troisième étape est d’accepter de collaborer avec cet individu, par exemple au cours d’un travail commun dans lequel nous étions engagés tous deux avant que l’incident déplorable se produise.
Une quatrième étape consiste à parler à celui qui s’est fait notre ennemi et à clarifier ce qui s’est passé ; c’est précisément la situation conflictuelle dont Jésus parle dans l’évangile d’aujourd’hui.
Si ceci est impossible ou encore si ça ne réussit pas, on peut demander à une tierce personne d’intervenir ; Jésus mentionne cette possibilité ; ce serait la cinquième étape.
Il va sans dire que ces étapes ne sont pas nécessairement chronologiques et qu’il est inutile de se culpabiliser ou d’en vouloir aux autres si nous ne parvenons pas à une complète réconciliation – ce qui est souvent très difficile, dû à l’aspect émotionnel de tout conflit et au réflexe de rancune. Jésus lui-même n’a pas réussi à se faire comprendre par les pharisiens et les sadducéens, qui avaient décidé de devenir ses ennemis. L’important, c’est de garder en tête le fait que de toute façon Dieu nous pardonne et qu’il nous accorde toujours, si nous le lui demandons, le désir de recevoir son pardon et de pardonner aux autres.
Louis Roy, o.p.